PHOSPHORE : LE FOND ET LA FORME

Posted By Eric Navarro on 18 septembre 2016 | 0 comments


Un article AgroReporter

PHOSPHORE : LE FOND ET LA FORME

 

Même si, étymologiquement, il signifie « porter la lumière », le phosphore, bien qu’indispensable à la vie végétale, est un élément qui reste assez obscur pour beaucoup d’agronomes. Plus que pour tout autre macro-élément, une compréhension de l’assimilation racinaire du  phosphore nécessite en effet une prise en compte globale du sol et de son état organo-biologique

Les impasses de fertilisation en phosphore ne sont plus rares aujourd’hui. Ainsi, en 2006, 53 % des surfaces en blé étaient non fertilisées (source FranceAgrimer – ARVALIS Institut du Végétal). Ces impasses peuvent se justifier si elles reposent sur une méthode de raisonnement, qui met en relation le besoin du végétal et l’offre du sol, à condition de disposer des indicateurs pertinents pour évaluer cette dernière.

Cet Agro Reporter présente les bases du raisonnement de la fertilisation phosphatée. Un article suivant le complètera par une ouverture sur les ressources intra ou extra parcellaire en phosphore et sur leur valorisation.

 

LE PHOSPHORE DANS LA PLANTE

 

Les concentrations de phosphore dans les tissus végétaux varient entre 0.1 et 0,5 %, soit près du dixième des teneurs en azote et en potassium (1 à 6 %). Dans les cellules de la plante, le phosphore se répartit entre un pool métabolique, situé dans le cytoplasme et les chloroplastes et un pool non métabolique dit de réserve, sous forme inorganique au sein des vacuoles. Ses principales fonctions sont d’être le vecteur d’énergie par le biais de la molécule d’ATP et de participer à la constitution des membranes cellulaires sous la forme de phospholipides. Il est de ce fait indispensable à la vie végétale, surtout en début de végétation et dans les organes jeunes.

 

Le phosphore est majoritairement absorbé sous forme d’ions phosphoriques, H2PO4‾ ou HPO42-, selon le pH du sol (ces formes sont communément désignées par « ion phosphate »). La forme PO43‾ n’est présente qu’en infime quantité aux pH habituels, y compris les sols carbonatés. Le phosphore sous forme organique n’est pas absorbé directement par la plante. Il doit d’abord être hydrolysé par des exo-enzymes provenant des micro-organismes du sol (bactéries, champignons) ou des racines des plantes.

 

La quantité de phosphore absorbé varie en fonction de la culture. Ainsi un blé à 90 q/ha prélève environ 75 kg P2O5 / ha, tandis qu’une betterave à 85 t/ha prélève au total 60 kg P2O5 / ha (plante entière). Pour une même culture, l’intensité de prélèvement varie au cours du cycle de végétation : le colza absorbe jusqu’à 2 kg P2O5 / ha / jour au mois d’avril, le blé a une absorption plus régulière d’environ 0.8 kg P2O5 / ha / jour de mars à juillet (Figure 1).

 

BIODISPONIBLITE DU PHOSPHORE

 

Dans les sols agricoles, le phosphore est majoritairement sous forme de phosphate, dont environ 1/3 est associé à la matière organique et 2/3 associés à la fraction minérale. Le stock de phosphore total est d’environ 2 à 10 t de P2O5 / ha sur 25 cm. Il est présent en très faible quantité dans la solution du sol : moins de 0.1 % du P2O5 total, soit une concentration moyenne de 0.45 mg P2O5 /L. Un blé consommant pendant son cycle de croissance environ 400 mm d’eau (soit 4000 m3 /ha), le flux d’évapotranspiration ne pourrait fournir qu’à peine 2 kg P2O5 / ha, soit 2 à 3 % du prélèvement total de la culture, si seule la solution du sol y contribuait. Donc 97 à 98 % du phosphore extrait du sol par les racines est désorbé de la phase solide pour approvisionner la solution du sol : il s’agit de la réserve de phosphore « biodisponible » (Figure 2 d’après Fardeau et Conesa, 1994).

 

 

Pour évaluer la disponibilité du phosphore pour les plantes, il faut donc connaître la quantité de phosphore présent dans la solution du sol mais aussi la capacité du sol à recharger cette solution. Cette capacité correspond au pouvoir tampon, aptitude du sol à s’opposer aux variations de concentration de Phosphore dans la solution du sol, dont l’importance dépend de certaines de ses caractéristiques : pH, teneur et nature du fer, de l’aluminium et des composés riches en calcium.

 

ESTIMATION DE LA BIODISPONIBILITE DU PHOSPHORE

 

L’agronome ne s’intéresse pas au phosphore total du sol (qui se trouve à 95% sous des formes totalement inassimilables par les végétaux), mais essaye d’approcher le phosphore disponible en utilisant des méthodes censées reproduire ce que la racine est capable de faire (et qui vont différer selon les techniques d’extraction).

Différents réactifs d’extraction ont été proposés depuis la fin du 19è siècle. Ces différentes méthodes, encore utilisées aujourd’hui, tentent de répondre aux besoins d’estimation du phosphore assimilable sur différents types de sols et pour différentes espèces végétales, essences forestières comprises (Tableau 1).

 

Tableau 1 : présentation de quelques méthodes d’analyse du phosphore assimilable (Baize, 2000)

 

 

Le laboratoire Auréa propose six méthodes de dosage :

  • Phosphore Olsen : méthode la plus utilisée dans le monde, proposée par défaut en grandes cultures par Auréa lorsqu’aucune méthode de dosage n’est spécifiée; elle essaye d’approcher la part la plus soluble du phosphore et apparaît la mieux adaptée aux sols alcalins. Bien adaptée aussi aux sables humifères des Landes.
  • Phosphore Joret-Hébert : pour tout type de sol, proposées par défaut en cultures pérennes par Auréa lorsqu’aucune méthode de dosage n’est spécifiée. Très utilisée en France, notamment pour la plupart des références obtenues à partir des essais longues durée.
  • Phosphore Dyer : uniquement pour les sols acides. Cette méthode de dosage est utilisée pour les sols de Vendée, de Bretagne, de Corse…
  • Phosphore Duchaufour : extraction très forte (acide et alcaline), utilisée uniquement dans les sols forestiers.
  • Phosphore total (extrait aux acides forts) : pour les sols truffiers et historiquement pour les sols viticoles.
  • Phosphore de la solution du sol : de nombreux travaux (par exemple à l’INRA de Bordeaux) essayent de mieux appréhender le phosphore soluble ; pour l’instant, il s’agit d’un extrait à l’eau.

Selon le réactif d’extraction, les quantités de phosphore extraites varient. Voici comment se classent les teneurs en phosphore mesurées dans les sols avec ces différentes méthodes :

P soluble dans l’eau <<< P Olsen << P Joret-Hébert < P Dyer < P Duchaufour <<< P total (figure 3).

 

 

En fait, cette multiplication des techniques met bien en évidence la difficulté de compréhension des mécanismes d’assimilation du phosphore par la plante. Contrairement au potassium ou à l’azote dont le passage dans la racine est relativement passif, les prélèvements de phosphore nécessitent une participation racinaire active et liée à la vie du sol (mycorhizes…). La porosité du sol et sa qualité biologique, l’état du système racinaire, sont autant d’éléments dont il faut tenir compte (avec le pH du sol) pour interpréter les capacités de mobilisation du phosphore d’une parcelle.

 

 Les réserves en phosphore et leur disponibilité vont donc être très variables d’un sol à l’autre et selon les régions (voir figure 4).

 

RAISONNEMENT DE LA FERTILISATION PHOSPHATEE

Cas des grandes cultures

Auréa utilise la méthode COMIFER pour le raisonnement de la fertilisation phosphatée. Celui-ci diffère du raisonnement de la fertilisation azotée. Bien qu’également basé sur les besoins de la culture, le calcul de la dose de phosphore conseillée n’utilise pas la méthode du bilan. En effet, l’analyse réalisée est un indicateur de richesse, pas une mesure du stock disponible. Cet indicateur de richesse est comparé à des teneurs de références :

  • T renforcement = teneur en dessous de laquelle il est nécessaire d’apporter une dose de phosphore supérieure à l’entretien sur culture d’exigence moyenne ou élevée
  • T impasse : teneur au-dessus de laquelle la suppression de fumure n’entraine pas de chute de rendement sur culture d’exigence faible ou moyenne.

Ces seuils sont issus d’essais de longue durée, qui ont permis d’établir des niveaux de teneur dans le sol pour lesquels le phosphore n’était plus un facteur limitant. Ces seuils dépendent du type de sol mais également de l’exigence de la culture. L’interprétation de l’analyse de terre dépend donc de la culture prévue : dans un limon, une teneur en P2O5 Olsen de 40 mg/kg sera jugée satisfaisante pour un blé ou du tournesol, mais trop faible une betterave ou un colza (tableau 2).

 

Tableau 2 : teneurs de renforcement (T renf) et d’impasse (T imp) pour 3 types de sol pour les différentes exigences de culture

 

En plus du type de sol et de l’exigence de la culture, le calcul de la dose de phosphore tient compte de la gestion de résidus de récolte et l’apport récent de fertilisation. Ces 4 critères combinés permettent de déterminer un coefficient multiplicateur des exportations, permettant le calcul suivant :

Dose conseillée P2O5 = exportations X coefficient multiplicateur

avec exportations = objectif rendement X teneur en P2O5 dans l’organe récolté

 

Les teneurs dans les plantes et la grille des coefficients multiplicateurs des exportations sont consultables gratuitement sur le site du COMIFER .

Autres cultures :

Pour les autres cultures, la base du raisonnement peut rester la méthode COMIFER, mais souvent complétée par d’autres approches.

En viticulture par exemple, une fois passée la période juvénile après plantation, les besoins proportionnellement faibles en phosphore et les performances radiculaires de l’espèce amènent souvent à limiter la fertilisation phosphatée, sauf dans le cas de rendements importants. L’amélioration des conditions du milieu racinaire est souvent l’objectif prioritaire.

En maraîchage ou horticulture on aura souvent une approche sécuritaire. En effet, le manque instantané de phosphore peut avoir un effet direct sur le niveau de production et sa qualité (chutes physiologiques de fleurs par exemple), surtout pour des espèces à croissance rapide et donc à besoins instantanés importants.

En arboriculture, ce raisonnement sécuritaire est également souvent utilisé, pour les problématiques de nouaison mais aussi pour le rôle du phosphore sur la qualité épidermique et structurelle des fruits. Le soutien des jeunes arbres et la valorisation du potentiel du sol restent cependant des axes prioritaires de gestion de la nutrition en phosphore.

Une autre clé de lecture, transversale, est la cohérence technique. En effet, plus on part sur un modèle « intensif » en azote plus, par effet direct et indirect, sera difficile l’assimilation du phosphore. A ce niveau, les équilibres de fertilisation prennent tout leur sens.